Je voudrais évoquer ici un effet de la technique sur nos comportements.
Lorsqu’un smartphone - outil soi-disant intelligent - reçoit un appel d’un numéro qui n’est pas enregistré dans ses contacts, il affiche « inconnu ».
Le mot « inconnu » sonne déjà un peu comme « inquiétant », voire pour pour les plus méfiants comme « ennemi ».
Quoiqu’il en soit, l’alerte « inconnu », associée à la surprise et à l’urgence de devoir prendre une décision (répondre ou non), fait que le plus souvent, l’utilisateur ne répond pas à l’appel.
D’ailleurs, pour la plupart des gens, cette décision a été automatisée. Il est rare qu’on attende l’appel pour se poser la question. En général, pour ne pas être pris au dépourvu, on a pris en amont le temps de réfléchir : « Que dois-je faire, avec les appels « masqués » ? et, en général, la décision réfléchie de rejeter ces appels est prise une bonne fois pour toutes.
Or, ce n’est pas anodin.
À quel risques s’expose-t-on vraiment en prenant en prenant l’appel ?
Concédons qu’il n’est pas très agréable de devoir répondre à un appel publicitaire ou à une tentative d’arnaque. Mais n’est-on pas libre de raccrocher après avoir évalué l’appel ? Et même libre de bloquer un numéro si nécessaire ?
Ces petits désagréments possibles sont à mettre en balance avec les conséquences de la décision de suivre l’injonction de la machine : « Rejette l’inconnu ! »
La perte d’humanité contenue dans le fait de déléguer à la machine le droit de décider s’insinue insidieusement à travers ce vocabulaire.
Soit dit en passant, s’il y existe effectivement des appels indésirables qui nous poussent à ne pas décrocher, c’est le plus souvent de la publicité. Or qui s’étonnera que le petit coup de pouce pour nous inciter encore plus à aller dans le sens de la machine, vienne de la publicité, ce pilier du système machinal ?
En fait, le mot « inconnu » qui s’affiche sur l’écran signifie seulement que le numéro qui appelle ne fait pas partie de la liste de mes contacts enregistrés.
D’abord ce n’est pas parce qu’un numéro n’est pas enregistré dans la liste des contacts du téléphone que c’est forcément une personne inconnue qui appelle : c’est peut-être un ami dont on n’avait pas encore le numéro. Ce peut être un ami en panne de batterie qui utilise le portable de quelqu’un d’autre. Ce peut être un vieil ami que l’on n’a pas revu depuis longtemps… Ce peut être un proche qui vient de changer de numéro...
Ensuite même si c’est un inconnu qui appelle, ce n’est pas forcément un ennemi.
Ce n’est pas parce que la personne qui appelle nous est inconnue que c’est un ennemi (Tous nos amis n’ont-ils pas commencé par être des inconnus?)
Ce peut être une personne qui a besoin d’aide… Ce peut être une urgence… Ce peut être une bonne nouvelle. Ce peut être une belle opportunité…
Mais l’inconnu fait peur. L’imprévu n’a pas sa place dans le monde numérique. La machine nous fait insidieusement associer inconnu et indésirable. On peut pourtant imaginer mille cas où si on répondait à l’appel, on ne le regretterait pas. Et dix-mille cas où on pourrait regretter de n’avoir pas répondu.
L’inconnu de la machine n’est pas mon ennemi. Je ne suis pas la machine.
La décision de prendre l’appel ou non devrait appartenir à chacun de nous. Certes. Loin de moi l’idée de culpabiliser les personnes qui feraient en toute conscience le choix automatisé de ne pas prendre les appels masqués. D’abord parce que ça me fâcherait avec à peu près tout le monde.
Mais surtout parce que mon message est tout autre.
Ce que je veux montrer, c’est que ce choix n’est pas fait librement par l’humain. Ce que je que je veux montrer, c’est que c’est la machine qui nous impose sa vision.
C’est la machine qui impose discrètement son vocabulaire (« inconnu », « masqué », « indésirable »). Et ce vocabulaire n’est pas neutre. C’est la machine qui nous oriente vers une certaine décision, vers un certain comportement. Ce choix fait insidieusement par la machine à notre place est loin d’être neutre. C’est un choix qui favorise une attitude de précaution, qui élimine les risques. C’est le choix de la fermeture et de la sécurité contre celui de l’ouverture et de la liberté. Peu à peu, ce choix s’instille dans nos habitudes, banalise les comportements de méfiance et de rejet de l’autre. Ce choix n’est pas anodin et nous pousse à agir dans un certain sens. Et ce sens n’est pas exactement celui de l’humanité.